Théâtre Petit à Petit - @Claude Gagnon

Théâtre Petit à Petit

Claude Gagnon
Théâtre du Renard - @Jean-David Marceau

Théâtre du Renard

Jean-David Marceau
Fâcheux Théâtre - @Jonathan Lorange

Fâcheux Théâtre

Jonathan Lorange
Théâtre de l'Oeil Ouvert - @Thierry Du Bois

Théâtre de l'Oeil Ouvert

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Productions Posthumains - @Valérie Remise

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Valérie Remise
L' Autre Théâtre - @Michael Slobodian

L' Autre Théâtre

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Productions Posthumains - @Valérie Remise

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Valérie Remise

JOURNÉE MONDIALE DU THÉÂTRE | Prise de parole du président de l’ACT

L’ACT était présente à la Journée mondiale du théâtre à Montréal, le 27 mars 2024. Pour l’occasion, le président de l’ACT, Sylvain Sabatié du Fâcheux Théâtre, a pris la parole lors du micro-ouvert poétique et solidaire.

Nous vous invitons à lire le texte de Sylvain Sabatié.

•••

Précarité.

Je sais que ce mot résonne dans cette salle aujourd’hui.

Soit parce que vous êtes en début de carrière et que c’est le lot des débuts de carrière.
Il faut être patient, il faut se donner le temps.
En tout cas, c’est ça qu’on se fait dire.

Soit parce que vous l’avez vécu, la précarité.
Mais c’est du passé. La patience a fini par porter fruit.
Bon, vous n’êtes certainement pas riche, mais au moins vous êtes confortable.
Certes pas autant qu’il y a cinq ans, dans « le monde d’avant » – inflation oblige. Certes, pas autant non plus que vos ami·es comptables, avocats ou fonctionnaires.
Pas autant que beaucoup de votre entourage en fait qui pourtant travaillent souvent moins que vous.
Mais c’est correct : le 9 à 5, c’est pas pour tout le monde.
Et c’est un choix, de faire ce qu’on aime, ce qui nous passionne.

Ou peut-être que ce mot résonne, car…
Même si vous n’avez plus 20 ans…
Même si vous avez déjà fait vos preuves…
Même si vous avez été patient – en fait, vous l’êtes encore…
Même si vous travaillez sans compter les heures…
Même si votre travail a clairement gagné en qualité et en valeur avec l’expérience…
Même si vous n’êtes plus de cette relève à qui ont dit qu’il faut être patient…
Ce mot résonne aujourd’hui car vous êtes précaire, encore.

Car vous êtes sans doute tombé dans une des nombreuses « craques du plancher ».

•••

Une belle image, que celle de la « craque du plancher ».
Un beau plancher, bien poli, bien lustré, que ce monde des arts dans lequel on est, nous, milieu théâtral.

Mais si on regarde attentivement, on remarque qu’il est en moins bon état qu’on pensait, ce plancher, qu’il y a effectivement une ou deux craques dans un coin.

Puis le regard s’élargie…
Et en fait, c’est pas juste dans un coin qu’il y a des craques.
Il y a un peu partout.
Au point qu’on est en droit de se demander s’il n’y a pas un problème structurel avec l’édifice, pour qu’il y ait autant de craques et que tant de gens y tombent dedans…

Pourtant, on travaille fort, beaucoup, tout le temps même.
Mais on tombe dans la craque quand même.

On est artistes pigistes, on est reconnus pour notre travail – jeu, scéno, production, mise en scène, etc. – on se fait engager régulièrement.
On fait plusieurs projets par an, on travaille beaucoup, on prend presque pas de vacances.
Et pourtant, on tombe dans la craque quand même.

Ou sinon, on est pas du genre à attendre que le téléphone sonne et on part nos propres projets, nos propres compagnies.
Et on se démène pour que nos équipes travaillent dans les meilleures conditions.
Parfois, celles-ci sont pas si mal – à condition de pas compter les heures, bien entendu.
Parfois – souvent – on sacrifie nos propres conditions pour que celles de nos collègues, nos ami·es, soient un peu meilleures.

Et on tombe dans la craque quand même, ensemble.

•••

Depuis ma subjectivité d’acteur-auteur-directeur-général-artistique-administratif-de-production-des-communication-président de l’ACT-autres-tâches-connexes…
Quand je regarde notre milieu théâtral canadien, je vois des gens merveilleux, créatifs, résilients, entreprenants, compétents, proactifs, blablabla…


Mais c’est gens-là, comme moi-même, ils ont froids.

– Doit y avoir des courants d’air qui s’infiltrent dans toutes ces craques.

On a froid, alors on essaie de s’abriter sous une couverture…

Cette couverture, sous laquelle on cherche un peu de chaleur, un peu de confort, elle parait bien petite.
Alors on tire pour en avoir un plus gros bout, pour avoir un peu moins froid.
Et c’est pas facile, parce que l’autre à côté, il ou elle ou iel tire aussi.
Son rôle, ses fonctions dans le milieu théâtral sont peut-être pas les mêmes que les nôtres, mais cette personne a froid elle aussi.

Et alors chacun tire de son bord.
Le plus possible.
Et on s’épuise mutuellement à tirer.
Mais on continue de tirer : pas le choix, c’est une question de survie.
– Un loyer, une épicerie, ça se paie pas en visibilité…

Pourtant, si on arrête un instant de regarder son petit bord de couverture
– c’est pas évident d’arriver à prendre ce recul : faudrait pas se le faire piquer, ce petit bout et se retrouver sans couverture du tout !
Quand on arrive à prendre ce pas de recul et qu’on observe l’ensemble, on remarque que la couverture est pas mal grande…
Elle est immense même !
En fait, elle a jamais été aussi grande.

Et y a des gens qui ont des énormes bouts de couverture rien que pour eux – bien plus que ce qu’ils ont vraiment besoin.

Alors, je me dis que plutôt que de me battre avec mon voisin de gauche régisseur et avec ma voisine de droite autrice ou whatever, on ferait mieux de se coordonner pour tirer ensemble cette immense couverture afin qu’on en ait toutes et tous suffisamment.

Suffisamment, pas pour se construire notre propre fusée phallique pour aller dans l’espace avant le voisin…
Juste suffisamment pour que personne ait froid.
C’est pas impossible, que personne ait froid : suffirait simplement de mieux répartir ladite couverture.

•••

Pour terminer, j’aimerais paraphraser Monique Pinçon-Charlot, une grande sociologue française contemporaine.

Toute sa vie, elle a travaillé sur les classes supérieures de la société : les nobles, la grande bourgeoisie, les ultra-riches.

Et elle nous apprend que cette caste de nantis-là, il y a un point sur lequel elle n’est pas très différente de nous, classes populaires : elle est tout aussi divisée.

Mais pourtant, Monique Pinçon Charlot explique qu’on doit s’en inspirer : parce que dès qu’il leur faut défendre leur immense bout de couverture, ces ultra-riches-là, ils mettent toute leur division de côté et ils font front commun afin de protéger ce qu’ils ont, afin de protéger cet immense bout de couverture qu’ils se sont accaparés.

Alors je me demande :
Quand est-ce qu’on s’en inspire, de cette solidarité-là ?

•••

Merci et bonne journée mondiale du théâtre !